Journal intime de Démétria, 1er jour, 5h30:
Mes yeux sont encore collés. Café noir, rillettes du Mans et ça devrait le faire. Je ne pourrais me permettre de manger des aliments aussi périssables loin de tout pendant la campagne de fouilles. Il y a suffisamment de femmes dans l'équipe pour que chaque genre ait ses commodités séparées (douche écologique et toilettes sèches). C'est entre autres pour ça que j'ai choisi cette université plutôt qu'une autre pour poursuivre mes études. L'autre principale raison est leur champ d'expertise: le néolithique en Méditerranée. On doit d'abord baliser le site, avant le milieu de matinée si possible. Au delà, il fera trop chaud et se sera vraiment insupportable.
2ème jour, 19h45.
L'espace est bien délimité, on a affaire à un ensemble cultuel. Pour l'instant, rien à signaler du point de vue architectural. Plan classique, structures en mégalithes de type dolmen. Présence de rares gravures géométriques. Le plafond présente des traces de suie. Analyse requise en laboratoire d'échantillons (rechercher les isotopes du carbone, spectrométrie de masse, et
tutti quantti . Tant qu'à parler italien, pourquoi ai-je envie de
pepperoni dans ma pizza? L'un de mes collègues a eu une rentrée d'argent inattendue, c'est jour de fête!
3ème jour, 11h51
Je n'en peux plus, 42 degrés à l'ombre c'est assommant! Le paysan voisin aime les vieilles pierres. Il nous a offert des pastèques. Elles sont hors calibre, c'est pour ça qu'il est généreux. Je dois avouer qu'avec cette canicule et tout le sel dans la nourriture de ces derniers jours, de l'eau sucrée ça fait du bien. Fouilles interrompues jusqu'à 21 heures. Le directeur de fouilles ronge son frein, il a des délais à tenir. Mais il ne peut pas risquer des insolations. Moi tant que j'ai de juteux quartiers de ses fruits, tout va bien...
4ème jour, 18h.
Les autorités locales ont inspecté le chantier. Il a fallu bâcher vite fait avant que l'orage inonde nos vestiges inestimables. En y réfléchissant, c'est inhabituel un site mégalithique en bas de pente. Devant notre professionnalisme, ils nous ont laissé poursuivre. Il ne pleut plus depuis 10 minutes, la température est tombée à 26 degrés, contre 39 avant l'orage. Je constate que malgré nos efforts, le paléosol a été creusé sur 3 centimètres dans un rayon de 2 mètres autour du carré que je fouille aujourd'hui. Il semble néanmoins qu'en dessous, un objet précieux a été enfoui, je vois ça entre autres à la différence de couleur entre les deux couches de sédiments sous mes yeux.
5ème jour, 9h01
Nous devons digérer la mauvaise nouvelle. Une erreur de comptabilité nous empêche de poursuivre nos travaux comme prévu. Il ne nous reste que deux jours sur place, ce qui fait 7 jours au lieu des 14 prévus initialement. Je ne sais pas si c'est la météo ou le manque de temps à venir, mais un jeune stagiaire s'est permis de dire: "Evidemment, c'est la grosse qui trouve!" en parlant de mes observations de la veille. Vais devoir remplir trois lignes dans la rubrique incidents de son rapport de stage, pas besoin de ça! Moi aussi je suis énervée, il est de nouveau prévu 36 degrés cet après-midi. Mais l'un dans l'autre, ils ont mal géré l'eau, alors heureusement qu'il y a assez pour tout le monde vu qu'on ne reste finalement qu'une semaine, je vois bien le coup du "elle garde tout pour elle, elle n'en a pas besoin". Je déchante, ça commençait bien avec ces sanitaires de chantier flambant neufs, pourtant!
6ème jour, 23 h 59/00h04 (transcription du dictaphone)
La nuit est tombée, je dois vite prouver l'intérêt de ma découverte. Quelques secondes avant qu'on ne me fasse sortir du chantier. Ils ne peuvent pas me payer double. Pourtant, si c'était mon propre maître de stage de l'époque à ma place, on l'
aurait laissé continuer, même gratuitement. Bref. 10, 9, courage, je commence à voir quelque chose. Un dernier coup de brosse à dents, purée que la gangue est indurée! 6, j'entends un bruit de pieds nerveux derrière moi.2...ouf c'est bon, mazette la blancheur de cet objet est aveuglante, ce sont des pieds on dirait. Un bras levé en signe de victoire. Je me retourne, 5 en signe du rab' qu'on m'accorde. On ne m'entend pas râler, c'est bien. Le type est à 15 mètres. Extraction complète en présence de toute l'équipe demain dernier jour, je protège l'artefact. Un ou une jaloux(se) ne risque pas de me voler. Le vigile qui me surveille de loin est un ancien membre des forces spéciales.
7ème et dernier jour, 12h00
Je suis aux anges! Pour une raison très personnelle et invraisemblable. Le vent a changé de sens, il fait 31 degrés, chaud mais sans plus si on compare aux autres jours, mais ce n'est pas ça. Ce n'est pas non plus pour la salade à la feta maison prévue pour le repas d'adieu à ce site, même si j'en raffole. Je ne suis plus une scientifique là, je n'ai jamais été aussi fière de toute ma vie! Pensez donc! 27 personnes de tous horizons, attendant patiemment de voir cette statuette au grand jour. Ce n'est pas la première fois, mais ça fait du bien ces regards (presque tous) bienveillants penchés sur votre travail. Mais ce n'est pas ça qui me donne envie de sauter de joie sur place. C'était presque irréel. Elles et ils étaient prêts à consigner bien sagement cette déesse de la fécondité dans le catalogue (formes très généreuses, boisseau de blé dans la main gauche, corne de taureau dans la main droite). Le matériau était inhabituellement précieux, le style trop récent par rapport au reste du site, mais rien de choquant non plus. Par contre, la finesse des traits du visage...qui est cette rousse (parce que oui, ce visage est pigmenté!)? Mais, mais, mais on jurerait que c'est moi! Le
swag, non?
Eh ouais, je suis une déesse, mon gars!
Deux semaines aprèsJ'aurai l'honneur de présenter l'ensemble des résultats de la campagne de fouilles, quand tout sera analysé, et quand on sera pourquoi, avant que le site ne soit déserté, un ou plusieurs individus a voué un culte à ma personne, je veux dire, à mon double du passé. Sachant que le site n'est fouillé qu'à 33,8 %. Je ne peux m'empêcher de rire quand je pense au langage que j'ai eu juste après avoir rencontré ce visage, mon visage...L'étudiant s'est excusé, c'est bon pour cette fois, une divinité doit se montrer clémente. Je suis rationnelle, mais on annonce une baisse des récoltes dans la région où se trouve ce fameux site, une hausse dans l'arrondissement de mon musée de rattachement, et je note un changement d'attitude étrange chez mes collègues, particulièrement masculins mais pas que. On s'assure que je ne manque de rien, on utilise un langage châtié en ma présence. Et que fait ce poème en grec ancien dans ma boîte mail? Le vocabulaire, la syntaxe sont typiques du VIème siècle avant l'ère commune, mais ne correspondent à aucune oeuvre connue? Plus étrange encore, j'entends ces mots alors que je suis seule devant mon ordinateur et que mon son est toujours coupé quand je travaille...