Hélène avait le moral dans les chaussettes. Elle venait de se faire licencier. Elle n'avait pas besoin de ça. Au moins, comme il s'agissait d'un licenciement économique, elle toucherait des indemnités, juste assez pour rebondir plus tard. Mais cela ne faisait qu'ajouter à son profond sentiment de solitude. Elle n'avait qu'un chat birman pour lui tenir compagnie. Elle avait dû chercher du travail loin de sa famille, et ses amis d'enfance l'avaient progressivement oublié. Elle ne pouvait pas avoir d'enfant, et son obésité, pensait-elle, faisait fuir les hommes. Elle ne pouvait pas faire comprendre aux gens que pour elle, avoir un gros ventre était une manière de mimer cette impossible grossesse. Son rêve de vivre dans le sud de la France, elle le payait cher. Il était 20 heures, et c'était un jour où le mistral était à peine perceptible. Pour ne rien arranger, le cagnard s'accompagnait d'un pic de pollution. Et comme si ce n'était pas suffisant, un fumeur indélicat lui envoyait un tas de cochonneries supplémentaires dans les poumons. Elle toussa, et arriva essoufflée, ruisselante de sueur et triste sur le banc public de la place du village. Oui, même à cinquante bornes de la ville la plus proche, la chape de vapeurs d'échappement était délétère. Elle avait commandé une part de pizza sans réfléchir au commerçant ambulant du coin, et comme de bien entendu, il avait oublié de retirer les olives. Elle aurait voulu commander quelque chose de plus rafraîchissant, peut-être plus sain, mais sa ligne, même sans tenir compte de son petit secret, était le cadet de ses soucis.
Forcément, le banc, qui aurait pu être un havre de paix au pied d'un platane centenaire, ployait un peu sous son poids. Elle s'était assise sur une extrémité, comme pour se faire invisible et comme l'autre extrémité de cette pièce de mobilier urbain était descellée à cause de jeunes vandales, par effet de bascule, le hasard lui rappelait sa surcharge pondérale.
Forcément, elle tacha de sauce tomate son maintenant inutile uniforme de travail, pas eu le temps de se changer, forcément, elle aurait voulu tromper son ennui avec un jeu mobile, mais devrait attendre la fin de soirée et son domicile car son téléphone était déchargé. Forcément, des gens déjà ivres à part le conducteur, et partant en boîte l'avaient insultée après avoir ouvert les vitres d'une voiture de sport. C'était trop, un geste déplacé, lancé sans se retourner, envers ces insensibles, puis une fois la voiture mal personnalisée partie en trombe vers la ville et ses démons, elle vérifia qu'elle était seule ,sans surprise, et se mit à pleurer.
Giovanni revenait chez lui à pied, sa voiture était chez le garagiste. Il ne souffrait pas autant qu'Hélène de la chaleur, ses origines italiennes pensait-il. Il n'était pas dans de très bonnes dispositions non plus. Outre le pneu crevé la veille, il se sentait seul lui aussi. Il était beau, à tel point que certains hommes doutaient de leur hétérosexualité en le voyant, mais il était bègue. Du moins, il s'en était persuadé, à bafouiller à chaque exposé au collège, à chaque fois qu'il était invité quelque part, pour son entretien d'embauche la semaine dernière. Il l'avait décroché quand même cet emploi, il devrait être soulagé, sans le maudit clou fiché dans les sculptures du pneu avant gauche, ce serait le cas, en plus le patron avait l'air sympa.
D'ailleurs confondant bègue et bête, le garagiste malhonnête mais indispensable semblait vouloir gonfler le coût de la main d'oeuvre sur ce qui n'est qu'un remplacement de pneumatiques. Il y aurait soit disant une défaillance avec l'ordinateur de bord...
Mais le pire, c'était avec les filles, elles se moquaient de lui. Même celles qui étaient rejetées par les autres gars.
Il s'était dit, dans un dernier élan d'optimisme, que l'application mobile qu'il avait installé sur son smartphone l'aiderait du point de vue sentimental. Il avait décidé de ne pas mentir dans sa biographie. Ni sur son âge, 29 ans, ni sur sur sa situation professionnelle, un secteur d'activité qui ne faisait pas rêver apparemment. Il avait bien reçu la réponse d'une certaine Hélène, mais alors qu'il pensait pouvoir aller plus loin dans la conversation, plus de réponse...
Il remonta la rue qui mène à la placette en regardant ses pieds. Le sol de celle-ci est gravillonné. Il voit une bouteille d'anisette vide traîner, tire dedans avec le pied, se fait mal, et décide de ramasser le déchet et de le déposer dans le conteneur prévu pour le verre. Un conteneur qui dénaturait un peu le cachet du village, mais c'était mieux que de le voir se transformer en dépotoir.
Le bruit de la bouteille se fracassant contre ses sœurs au fond du conteneur tire momentanément celle dont notre méditerranéen ignore le nom de sa déprime. Du loin, notre nordiste expatriée voit cette silhouette masculine s'avancer vers elle, une silhouette qui avance d'un pas décidé mais le dos courbé par la timidité.
Giovanni lève enfin les yeux, il semble essayer de se souvenir de la liste de choses qu'il devra faire pour arriver à l'heure à son nouveau poste. Mais ses pupilles, dans leur course de bas en haut, se sont arrêtés. C'est elle. Hélène, celle du site de rencontre. Bien sûr, elle semble avoir pris dix kilos par rapport à sa photo de profil. Bien sûr, ses yeux verts embués de larmes ne la laissent pas à son avantage, mais il a pour lui d'être physionomiste.
Arrivé à hauteur du banc tente un: "Tenez mademoiselle", un mouchoir en tissu à la main.
Elle a bien vu l'homme soit disant trop beau pour elle, mais son désespoir n'est pas dissipé, et seule en début de soirée, loin de tout et de peur de finir sa journée cauchemardesque par une agression sexuelle, le rabroue dans un premier temps.
Elle a vu les muscles saillants de ses cuisses, de ses biceps, de ses abdominaux, le t-shirt de marque éco-responsable, le bermuda kaki qui lui allait bien, mais pas encore son visage, qu'elle pensait être du même acabit, c'est-à-dire faisant de son propriétaire un bon candidat pour figurer sur un magazine masculin. Mais elle n'avait eu jusqu'à présent affaire qu'à des hommes un peu trop lourds à son goût dans sa vie. Alors c'est son instinct, sa frustration et sa colère qui parlent quand elle lui crie en sanglotant:
"Mais je ne peux même pas me lamenter tranquille?!? Du vent!!! Ouste!". Bizarrement, elle est de ces personnes rarement grossières en gestes, mais jamais en parole.
Interdit, Giovanni ne réagit pas tout de suite.
"Quoi?! On dirait que ça te plaît de te moquer d'une grosse inutile comme moi!"
C'est comme si un coup de massue c'était abattu sur lui. Il cherche une dernière fois le contact, lui lance un "Pou-pou-pou-pour-pourquoi?! Hé-hé-hé-Lène! Ce-ce-c'est bien Hé-lè-ne?". Il rabaisse son regard, cette fois il a l'air prêt à raser les murs, et se retourne pour quitter la place à grands pas. Ils font peine à voir tous les deux.
Quand il a cherché à se justifier, Hélène a enfin reconnu Giovanni. Il avait l'air éteint, presque brisé. En plus, le pauvre était bègue, et il le resterait toute sa vie, si tout le monde le traitait comme du poisson pourri comme elle venait de le faire. Elle avait peur d'avoir causé du tort, et pour ne pas ajouter le sentiment de culpabilité et celui de passer à côté de quelque chose de beau à tous ses soucis, elle se ravise. "Reviens, Giovanni!"
Il faut le voir pour le croire. Il revient vers elle, un sourire radieux, l'antithèse de cet homme mal dans ses chaussures de sécurité qu'on vient de voir faillir de se prendre un méchant râteau.
"J'étais triste, et un peu beaucoup énervée. Merci pour le mouchoir."
Un bruit de trompette plus tard, les deux âmes en peine se confient. Au fur et à mesure des anecdotes, gaies, tristes, banales, inattendues, Hélène se rend compte d'une chose: les hésitations dans la voix de Giovanni se font de plus en plus rares. Il commence à être bien tard, mais ces deux personnes sur un banc ressemblent de plus en plus à des amis intimes. Il la surnomme Lena, lui devient Gio. Au bout d'un moment, elle lui dit:
"Tu es beau comme un dieu, Gio. Tu ne bégaies plus depuis dix minutes, mais j'ai comme l'impression que quelque chose te ronge encore. Tu ne croises de nouveau plus mon regard depuis ces dix minutes, c'est contradictoire non? On dirait presque que...ne me dis pas que..."
-Je me cherchais du courage, Lena. Et aussi, je dois l'avouer, je me rinçais l’œil. C'est fou mais ton bidou, tout rond tout doux, ça me rend tout chose...Je crois que tu l'as deviné, je suis amoureux de toi. Je te trouvais attirante sur le site de rencontres, et te voir en vrai était une agréable surprise, momentanément douchée, mais après qu'on se soit expliqués, je me suis dit que tu étais la bonne personne. Tu m'as laissé me détendre suffisamment pour ne plus bégayer, tu es une bonne personne, on a des goûts en commun...et
-Pardon, je te coupe, mais moi aussi je t'aime! Dans mes bras! Si on m'avait dit que je séduirais un tel apollon, captivant, gentil et serviable en plus, entre autres grâce à mon ventre..."
Gio tient Lena par les poignées d'amour, l'embrasse langoureusement, ils sont aux anges. Le banc penche dangereusement. Entre elle et lui, on arrive à 200 kilos mal répartis. Il la soulève soudainement du banc comme s'il s'agissait d'une plume, elle virevolte. Le banc retrouve violemment sa position initiale. Ils repartent, riant comme des enfants, mais avec des idées bien adultes en tête.
Un nouveau couple quitte le parc. Les anciens du village disent que ce fameux banc est appelé...le banc des amoureux.