Je m'excuse d'avance pour la référence à ce grand classique de la littérature française, mais j'aime trop les jeux de mots. Si la localité que je mentionne existe vraiment, mais que j'en donne une fausse image, rappelez vous que c'est une fiction
Vous êtes à Séville, pas en Espagne, mais dans un coin perdu du Far West. Vous venez du comté voisin, pour profiter du cadeau que vous a fait votre fils pour la fête des pères. Vous êtes touché par son présent, le salon est renommé dans tout l'Etat, pour son cadre pittoresque et surtout pour la dextérité des employé(e)s.
En entrant dans le village de 500 âmes environ, typique de ce qu'était autrefois cette partie des Etats-Unis, avec l'église à nef unique, construite en bardeaux de bois peints en blanc et au clocher à base carrée, vous retombez en enfance. Même pour un américain rural, une telle unité de style architectural est devenue rare. Les trottoirs surélevés sont encore en bois eux aussi, seuls les bâtiments municipaux sont en briques rouges. En voyant l'hôtel de ville, que seuls deux piliers de style ionique en marbre blanc distinguaient du poste du sheriff et de la poste, vous apprenez, grâce à un panneau planté dans un parterre parfaitement entretenu, que le site a été préservé de tout programme immobilier grâce au tournage d'un western spaghetti dans les années 60. Très fidèle historiquement mais manquant d'un scénario solide et de fonds, il n'avait pas été projeté en salles, sauf peut-être dans une demi-douzaine de drive-ins autour de ce village. Vous repérez ensuite facilement le barbier, le village-rue regroupant tous les commerces du même côté de la chaussée. La seule concession à la modernité accordée aux habitants était le raccordement aux réseaux d'eau potable, de gaz, d'électricité et Internet. Raccordements financés par un riche mécène dont les ancêtres avaient fait la fortune éphémère du lieu et respectueux du cadre de vie.
Vous observez le ruban tricolore tourner autour de son axe à gauche de la vitrine. Vous levez ensuite la tête, et dans une police d'écriture qui dénote un peu, vous voyez écrit en français dans le texte "La Barbière de Séville", jeu de mots que vous comprenez grâce à vos bonnes notes dans la langue de Molière quand vous étiez au lycée. L'adolescent un peu marginal que vous étiez à l'époque, était devenu un père veuf trop tôt mais heureux d'avoir pu apporter une éducation soignée à son enfant unique, qui aujourd'hui vous le rendiez bien. Pour ceux qui comme vos amis n'y comprenaient rien peuvent se rassurer en voyant la paire de ciseaux et le coupe-choux en dessous de l'enseigne, ainsi que la date de fondation remontant à l'extrême fin du XIXème siècle. Seul le nom de l'établissement avait changé en fonction des propriétaires.
Distrait, vous manquez de rater une marche et franchissez le seuil. Un "Figaro, Figaro, Figaroooooo" très haut perché et incongru pour qui ne connaît pas la référence, signale votre entrée. Les clients habitués ne vous toisent pas, comme vous le craigniez, et les employés, hommes et femmes, vous accueillent avec une bienveillance allant au-delà d'une simple stratégie commerciale. L'odeur de mousse à raser, des sièges en cuir, du mobilier en bois verni et en porcelaine immaculée finissent de vous mettre à l'aise. Vous êtes d'autant plus détendu que les barbes et moustaches étant redevenues accessoires de mode masculine, les tarifs étaient ailleurs devenus prohibitifs; en d'autres termes, votre fils avait visé juste avec son cadeau.
Les prestations étaient adaptées aux différents publics en termes de style et de méthode de rasage. Vous souhaitez un style traditionnel, avec une longueur de 1/2 pouce et un rasage à l'ancienne. Votre matinée se passe si vite, à peine le temps d'apprécier l'eau fraîche, les mains expertes, les conseils d'entretien avisés, l'ambiance, la musique à la production léchée.
C'est au moment de présenter votre enveloppe cadeau en guise de paiement que la surprise la plus inattendue survient.
Une silhouette gironde s'avance lentement depuis l'arrière-boutique. Les jeux de lumière font que vous ne voyez d'abord que les replis de sa robe longue. Vos yeux notent ensuite des formes qui vous rendent nostalgiques, elles vous rappellent celles de votre défunte épouse. Vous restez une seconde de trop (?) à hauteur de son décolleté (vous prétendrez admirer son collier de perles si jamais vous vous faites prendre). Quand enfin son regard rencontre le vôtre, c'est là magie se produit: vous avez beau avoir la cinquantaine bien tassée, vous vous trouvez à tendre le geste commercial comme un jeune premier tiendrait un bouquet de fleurs à un bal de promo. Amusée, la patronne réprime un rire. Elle range l'enveloppe vide dans son tiroir à promotions puis entreprend de laisser son numéro de téléphone au dos d'une carte de fidélité. C'est là qu'elle prend la parole:
"Merci, je pensais qu'aujourd'hui serait une journée ordinaire, mais grâce à vous, je sais qu'elle ne sera pas... barbante"
Ce trait d'esprit, réalisé par la quadra pimpante en se frottant la joue, était on ne peut mieux approprié: sa confiance en soi malgré ses rondeurs n'est pas un miracle, vu le nombre de BBW dans votre entourage. Non, ce qui vous sidère c'est que jusque à cette preuve d'auto-dérision, vous ne vous étiez même pas aperçu qu'elle possédait... une barbe!!! Si belle d'ailleurs qu'elle répond en écho à la vôtre, fraîchement taillée.
L’événement le plus inattendu de votre vie s'était produit. Grâce à l'amour. Vous serez, à partir de cet instant, le meilleur porte-parole de la renommée de la "Barbière de Séville". Une dernière chose, vous vous appelez Emmanuel, c'était un signe, non?